La ligne grande vitesse (LGV) du Sud Ouest est de plus en plus contestée. Il y a une semaine, les Soulèvements de la Terre ont rejoint la lutte, élevant la portée médiatique de cette dernière qui dure désormais depuis 30 ans. Mais qu’en est-il vraiment de ce projet de 327 kilomètres de long ? Si le train est globalement un allié de la transition écologique, nous devons rester lucides quant aux projets qui le concernent. Enquête.
Foncer, et ne plus arrêter. C’est cette doctrine de la rapidité, de la précipitation qui nous a plongés dans la crise environnementale que l’on connaît. Entraînés dans ce train fou qui ne descend plus à aucune gare du raisonnement calme, nous avons du mal à bien analyser les décisions politiques. La vitesse nous anesthésie. L’opposition de certains écologistes à une ligne devient une ineptie évidente sans même que l’on ait creusé le sujet.
Samedi 12 octobre, un millier de militants – dont beaucoup de jeunes – se sont regroupés au sud de Bordeaux afin de protester contre le projet de Ligne Grande Vitesse (LGV) reliant Bordeaux à Toulouse et à Dax. Le coordinateur de la lutte, “LGV non merci”, a bénéficié du soutien du mouvement des Soulèvements de la Terre (Sdt), qui s’est fait connaître lors des manifestations contre les méga bassines l’année dernière. La tension est parfois montée avec les forces de l’ordre venues en masse, mais aucun blessé n’est à déplorer. Tout au long de la journée, des jeux étaient organisés, relatent l’AFP, Reporterre et Libération.
Un projet « d’utilité publique »
Le projet, nommé Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO) concerne notamment la création de deux LGV d’une longueur totale de 327 km. La partie Bordeaux-Dax a pour finalité d’être rallongée (c’est la “deuxième phase” sur le plan ci-dessus) afin d’atteindre l’Espagne. Le GPSO est un des projets de LGV les plus importants. Ce projet de 14 milliards d’euros a été reconnu d’utilité publique en 2016 par le préfet de la Haute-Garonne, ce qui rend possible, par exemple, l’artificialisation d’environ 700 hectares d’espaces protégés sensibles (notamment Natura-2000). Au total, l’emprise concerne 4 830 hectares, dont 1560 hectares de terres agricoles, soit la même surface concernée par le projet LGV Lyon – Turin, également dans le viseur de militants écologistes. La mesure phare de ces travaux gigantesques est le gain d’une heure entre Toulouse et Bordeaux. La durée du trajet Toulouse – Paris passerait donc à 3h10, contre 4h10 aujourd’hui.
Un report modal incertain
Grâce à cette réduction, les promoteurs espèrent attirer ceux qui prennent l’avion. En effet, Toulouse – Paris est la ligne aérienne la plus fréquentée en France, avec 3,2 millions de voyageurs pour l’année 2019. Les économies en émissions de gaz à effet de serre pourront alors être importantes. Selon le média BonPote, avec les lignes actuelles, un trajet Toulouse-Paris en train plutôt qu’en avion émettrait 56 fois moins de CO2. Si les émissions de gaz à effet de serre seront énormes au début, son utilisation finira par rendre la ligne bénéficiaire. Tout l’enjeu est de réussir à désengorger le trafic aérien, et ce n’est pas si évident, d’autant plus que les promoteurs de LGV ont tendance à exagérer le trafic attendu (Crozet, 2022).
« Ces chiffres biaisés permettent de dire qu’on a du monde dans les trains, donc qu’on a besoin de trains supplémentaires, donc qu’il faut modifier les infrastructures. C’est cohérent mais totalement bidon. »
Germain Suys, ex-cadre de la SNCF, à propos des chiffres avancés par les promoteurs du GPSO (Rue89 Bordeaux, 2021).
Même si le trafic augmente, il doit concerner des automobilistes ou des férus de l’avion pour être véritablement efficace d’un point de vue environnemental. Une étude de Réseau action climat publiée en 2021 remarque que « le report modal de l’aérien vers le rail n’est pas uniquement tributaire de l’offre ferroviaire. Les caractéristiques de chaque mode et les critères de choix des usagers doivent être pris en compte, tout comme l’absence de politique publique volontariste sur le sujet ». En bref, le report modal est un pari relativement risqué, faute d’une forte incitation au train.
Certains avancent même le risque d’un abandon de certaines liaisons locales ; les personnes concernées n’auront plus d’autre choix que prendre le volant, ce qui est tout à fait contre-productif d’un point de vue environnemental. D’autres encore expliquent que le temps de 3h10 n’est pas assez bas pour concurrencer l’avion. Cet argument s’appuie sur l’idée selon laquelle un trajet en train devient attractif dès qu’il passe sous le seuil des 3h ; un argument balayé du revers de la main par un rapport de 2016 publié par la fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut). « C’est un mythe », explique l’auteur du rapport, Gérard Mathieu, ancien cadre de la SNCF. « La part de marché du rail diminue de façon très progressive en fonction du temps de parcours du train : 90 % à 2h00, 60 à 70 % à 3h00, 40 à 50 % à 4h00, 20 à 25 % à 5h00 … »
Selon Alain Rousset pour France Info, le GPSO devrait aussi permettre de désengorger l’autoroute et ses « 10 000 camions par jour qui remontent d’Espagne ». Toutefois, ce que dit le président de la région Nouvelle-Aquitaine reste à prouver puisque actuellement, les lignes ferroviaires ne sont pas saturées. Les entreprises sont ainsi libres dès maintenant de choisir l’option du train, ce qu’elles font rarement. Face à cela, les promoteurs du GPSO préviennent que, concernant la ligne Bordeaux-Dax, les TGV seraient ralentis par les trains de fret qui voyagent plus lentement. « Pas d’inquiétude », nous assurent les militants. Le collectif Trans’Cub propose par exemple d’organiser le dépassement des trains lents en réalisant une portion de 700 m. Accélérer la ligne ne suffit pas à mettre des conteneurs sur les trains.
Rénover les lignes existantes
Face à l’impressionnant GPSO, les activistes regroupés sous la bannière de “LGV non merci” avancent plusieurs compromis de rénovation des lignes actuelles. Certes, ils sont tous plus lents que le projet de la nouvelle ligne. Toutefois, pour l’un des scénarios, la différence de temps n’est pas si grande. En effet, l’un d’entre eux permet de gagner 27 minutes par rapport au temps actuel, contre 56 minutes pour le GPSO (SNCF, 2021). Une demi-heure d’écart, donc. Ce même scénario implique une emprise de 664 hectares (SNCF, 2015), soit 7 fois moins que l’emprise du GPSO qui est de 4 830 hectares. Ce scénario est également moins cher : 4,9 milliards contre 6,3 milliards pour le GPSO (op cit, SNCF, 2021), soit une belle économie de 1,4 milliard.
Les opposants posent ainsi la question en ces termes : « gagner une demi-heure supplémentaire sur l’autel de la destruction des forêts, habitats d’espèces protégées, de terres agricoles et des milliards investis par les finances publiques, est-ce justifié ? » L’ingéniosité des militants locaux semble avoir raison du GPSO, projet qui ressemble de plus en plus à un “gouffre financier” inutile et non plébiscité par les habitants locaux.
Cependant, dans son rapport de 2016 précédemment cité, la Fnaut met en garde contre la généralisation du rehaussement à 200 km/h des lignes actuelles. Ce serait « une utopie ». Pour l’auteur du rapport, les nouvelles lignes grande vitesse sont indispensables, du moins si l’on veut augmenter la vitesse de connexion entre les métropoles…
L’avion sur rail
Parce que oui, le GPSO en particulier et les LGV en général servent surtout à connecter les métropoles françaises – et bientôt européennes avec le projet de jonction espagnole, par ailleurs incertain – entre elles. Le TGV n’aura que faire des petites villes qui se trouveront sur son passage, pour qui il n’apportera pas grand-chose. Si le tracé de la LGV prévoit bien des arrêts dans ces villes, ces dernières ne seront pas toujours desservies et parfois, ce sera même dans une “gare betterave” (gare isolée d’un espace urbain comme la gare TGV Haute Picardie, à l’origine de l’expression). Pourtant, tous les habitants des départements où la LGV projette de passer devront assumer 12% du prix du GPSO via différentes taxes spéciales, qu’ils habitent la ville ou la campagne.
« [Au début du XXe siècle], la SNCF a hérité d’un réseau très dense, et la première chose a été de l’alléger, avec un plan de fermeture au service des voyageurs d’environ 20 000 km de lignes », explique à Libération Étienne Auphan, géographe spécialiste du réseau français. L’auteur va jusqu’à comparer le TGV à un avion dans un article publié en 2008 dans le Bulletin de l’Association de Géographes Français : « Le TGV ignore l’espace que la voie ferrée traditionnelle desservait ; au contraire il la traverse en quelque sorte en parasite, exactement comme un avion le ferait dans les airs, à cette seule différence près qui est de taille, à savoir que l’avion n’a pas d’infrastructure dans le ciel, alors que celle du TGV imprime lourdement sa marque au sol, sans utilité directe pour la plupart de ceux qui en subissent la nuisance en raison de l’éloignement des points d’accès. […] En d’autres termes, le modèle français du TGV est bien un avion sur rail » (Auphan, 2008, p.432-433). Évidemment, cette comparaison n’est pas totale puisque le train pollue bien moins, mais il en ressort une vision commune, comme si le train servait à masquer ses dimensions plus critiquables.
Le GPSO est un projet voulu par les métropolitains pour les métropolitains. Ceux pour qui un gain de temps de 1h pour aller à Paris coûte très cher.
« Voyager pépère »
La Société du Grand Projet du Sud-Ouest (SGPSO) affiche vouloir « voler du temps ». Voler du temps pour nous le donner, à nous, les usagers. Comme c’est urbain ! Mais à quoi pourrait-il servir, ce temps ? À partir plus tard de chez soi, ou bien à rentrer plus tôt. En raccourcissant le temps du voyage, on explique qu’il est pénible. On aimerait bien se téléporter d’un point A à un point B pour éviter de passer des heures assis dans un train… Le voyage doit désormais être instantané et le voyage lent est considéré non plus comme faisant partie d’un trajet mais comme une activité à part. « Les trains d’hier, à compartiment, de nuit et à la temporalité plus allongée, tranchent avec l’immédiateté mathématique du TGV (Train à Grande Vitesse) où [on] ne parle plus de voyage mais de distance à parcourir », juge avec justesse un anonyme publié dans le média collaboratif La Grappe. On ne fait plus de longs trajets à pied que si on a loupé le dernier bus. Le trajet à pied est devenu une randonnée et celui en train est devenu une aventure. En 1882, le trajet Paris-Marseille prenait 15h35 par le rail.
Peut-être que plus le voyage est long, plus on a conscience de ce voyage qu’on exécute. Au contraire, l’avion nous catapulte à des milliers de kilomètres le temps d’une sieste. On arrive sur le tarmac à peine ballonné, oubliant presque la distance qu’on vient de parcourir. Il n’y a aucune transition, contrairement au train. Par ses fenêtres, on aperçoit des paysages qui s’impriment – un peu vite peut-être – en nous. La rapidité du TGV – ou “avion sur rail” – est ainsi un peu moins attrayante. Dans un entretien accordé à Philosophie Magazine en 2013, l’aventureux Sylvain Tesson confiait son expérience du voyage : « Chaque fois que je reviens d’un voyage ou d’une expédition, j’ai l’impression d’être un autre. Si le voyage n’opère pas sur vous cette mue, alors il n’aura servi à rien ; il ne s’agit que d’une vaine consommation de territoires et de paysages ». Et encore, faut-il voir ces paysages. Le métro est en ce sens triste : il parque sous terre une myriade d’individus qui sont balancés dans le noir d’un arrêt à un autre.
« Ne serait-ce pas aussi le moment de renouer avec notre âme ancestral [sic] de voyageur ? Qui aime quelques fois [sic] à s’arrêter écouter la nature qu’elle traverse, à patienter entre amis dans une auberge le temps d’un orage ou à simplement être légèrement invitée à marcher sans destinations précises ? Après avoir démantelé les fondements de la LGV, c’est tout un monde économique du voyage et du transport qui est également à destituer. »
Il est difficile d’entendre une critique envers le train. Il symbolise aujourd’hui le sauveur du déplacement éco-responsable. Pourtant, le train n’est pas vert en soi. De la même manière que pour le nucléaire, le train doit perdre de son statut d’intouchable afin d’être mieux interrogé et compris. Dans ce monde qui se remue à toute vitesse, la lenteur est synonyme à la fois de sobriété et de sagesse. Le train est globalement un outil formidable pour lutter contre le réchauffement climatique et incarne déjà en quelque sorte cette solution de la sobriété. Encore faut-il que les projets le concernant soient honnêtes, utiles et voulus.
Mêmes arguments, il y a bientôt deux siècles :
« Adieu, voyages lents, bruits lointains qu’on écoute
Le rire du passant, les retards de l’essieu,
Les détours imprévus des pentes escarpées,
Un ami rencontré, les heures oubliées,
L’espoir d’arriver tard dans un sauvage lieu. »
Alfed de Vigny, La maison du berger
Superbe poème, merci ! C’est vrai que j’ai lu quelques citations vieilles de plus de cent ans critiquant déjà le voyage rapide avec le train.