Les Suisses ont rejeté à 52,7 % un projet d’agrandissement autoroutier, relançant le débat sur la mobilité de demain. Entre préoccupations écologiques, rivalité route-rail et scepticisme face aux gros investissements, ce vote reflète des enjeux cruciaux pour l’avenir des transports et du climat.
En tendant l’oreille du côté de la Suisse voisine, on a pu entendre quelques remous et débats au sujet d’un projet d’agrandissement d’autoroutes qui a été soumis, comme les Suisses en ont l’habitude, à une votation populaire le 24 novembre dernier. Ce projet, qui prévoyait d’ajouter des voies de circulations sur 6 tronçons du pays, a retenu pendant plusieurs mois une grande partie de l’attention de la politique helvétique et a ramené autour de la table le débat de la mobilité de demain. Du côté des partisans comme des opposants, les arguments fusaient d’une intensité rare pour pareille votation. Les premiers clamaient que le projet était une solution efficace et pérenne dans l’optique de fluidification du trafic, tandis que pour les seconds, il n’était ni utile ni durable, car il se faisait au détriment de la biodiversité et des investissements dans les transports publics. Finalement, ce sont à ces derniers qu’une majorité de la population suisse donneront leur vote, avec un score serré de 52,7% de NON et 47,3% de OUI.
Mais de quoi ce projet était-il réellement le sujet ? Pourquoi ce refus populaire ? Quelles leçons en tirer ? Réponses dans ces quelques lignes, avec un seul mot d’ordre : lucidité !
Qui dit grosses routes dit gros budget !
« L’Arrêté fédéral sur l’aménagement des routes nationales » avait pour objectif de répondre à la problématique suivante : en 30 ans, le trafic routier suisse a plus que doublé alors que les infrastructures n’ont que très peu évolué. En résulte donc d’importants embouteillages qui poussent le trafic à sortir des axes autoroutiers pour emprunter des routes moins fréquentées qui traversent villes et villages, entraînant ainsi une hausse des nuisances sonores, de la pollution et du nombre d’accidents. Afin d’éradiquer au maximum ce phénomène à l’horizon 2030, le Conseil Fédéral a proposé une enveloppe de 5,3 milliards de Francs (5,6 milliards d’Euro) prélevée dans le fond pour les routes nationales et le trafic d’agglomération (FORTA). Elle devait permettre de financer l’élargissement d’un total de 46km d’autoroutes sur 6 tronçons, dont trois tunnels. En ce qui concerne le 0,04 km2 de zones agricoles et naturelles perdues, soit une dizaine de terrains de football, promesse était faite de les compenser ailleurs. Un plan parfait sur le papier mais qui, en réalité, connaissait quelques angles morts importants (ce qui est le comble pour un projet routier).
Premier angle mort : le paradoxe de Braess
La théorie du paradoxe de Braess, au cœur de l’argumentaire des opposants au projet, est une référence en ce qui concerne les questions d’aménagements du territoire et de mobilité. C’est en 1968 que le mathématicien Braess intellectualise de manière purement théorique ce paradoxe, qui dit ceci : l’ajout ou l’agrandissement d’une voie de circulation dans un réseau global peut, de manière contre-intuitive, péjorer l’efficacité globale de ce dernier. En effet, selon lui, quand les usagers sont libres de choisir leur trajet, ils se dirigeront automatiquement vers l’itinéraire le plus rapide en termes de vitesse, temps et distance. Pour éviter ce phénomène et diluer le trafic, il faut proposer divers axes qui ont des temps et des vitesses de parcours à peu près équivalents. Bien que Braess ait formulé ceci avec de la théorie mathématique pure, dans le réel, ses idées se sont avérées justes.
Au Texas par exemple (qui l’aurait cru ?), l’autoroute Katty Freeway a été élargie sur certains tronçons, jusqu’à atteindre les 2×13 voies à Houston. Résultat ? Une dizaine d’années après sa mise en service, le temps de parcours n’a diminué que d’une poignée de minutes, alors que le nombre de véhicules n’a cessé d’augmenter. Les bénéfices sont donc nuls. À l’inverse, en 2003 à Séoul, les autorités décident de supprimer la Cheonggyecheon Expressway qui traverse la capitale avec ces 2×7 voies et 170’000 véhicules quotidien (équivalent du périphérique parisien… mais dans le centre-ville). Pour la remplacer, les urbanistes coréens imaginent alors une immense zone verte qui suit le cours de la rivière, parsemée d’aires de jeux, d’espaces culturels et d’infrastructures de mobilités douces.
En 2005, malgré plusieurs oppositions et les craintes de la population, notamment celle de voir tout le trafic de l’autoroute dilué dans le reste de la ville, le projet voit le jour et les résultats sont sans précédents. Des 170’000 véhicules quotidiens de la Cheonggyecheon Expressway, seulement 30’000 empruntent la nouvelle voie 2×2 aménagée un peu plus loin, les 140’000 autres ayant laissé la place aux transports en commun et aux mobilités douces, facilités par de nouvelles infrastructures et des billets bon marché. L’air devient beaucoup moins pollué, la rivière, autrefois engloutie sous l’autoroute, retrouve son cours normal et permet à un poumon vert de purifier la vie de millions de Séoulites. Avec une pointe d’audace, un soupçon de progressisme et surtout beaucoup d’investissements réfléchis sur le long terme, les autorités municipales de Séoul ont démontré qu’il est possible et même souhaitable d’éradiquer de grands axes autoroutiers, sans pour autant congestionner une mégapole.
Et le cas Suisse dans tout cela ? Si l’on en croit un rapport de l’OFROU (Office fédéral des routes) sur le possible élargissement de l’autoroute A1, qui était concernée par le projet, après la fin des travaux, le trafic routier aurait augmenté de 14% et il n’aurait suffi que d’une décennie pour que la nouvelle autoroute soit à nouveau dépassée. Un scénario à la Katty Freeway donc. Dans le rapport, les auteurs expliquent également que la principale raison des embouteillages est un effet entonnoir, car peu importe la taille des autoroutes, les ralentissements se produisent vers les villes, qui ne peuvent absorber un flux trop important. Il paraît donc évident que, si le trafic autoroutier augmente, ce phénomène sera multiplié.
Deuxième angle mort : la route au détriment du rail
Le système ferroviaire suisse est un véritable bijou de technologie, d’efficacité et de précision. Considéré comme l’un des meilleurs d’Europe, il est le fruit de décennies de labeur qui ont permis au pays alpin de tailler dans sa roche d’impressionnantes infrastructures, la plus connue étant probablement le tunnel de base du Gothard. Le réseau de voie ferré suisse s’étale sur plus de 5000km de lignes électrifiées, ce qui est impressionnant compte tenu de la taille du pays. Au-delà de sa densité, le réseau est relativement décentralisé, ce qui signifie que la desserte y est globale et ne se concentre pas uniquement sur les grandes agglomérations. À l’inverse de la France donc, qui, dans le passé, a fermé à tour de bras la majorité de ses lignes régionales. Ainsi, en Suisse, même dans un village de quelques centaines de personnes, il est fort probable qu’il y ait une gare desservie au minimum une fois par heure. Cette densité n’est pourtant pas synonyme de retard.
Au contraire, les trains suisses font honneur à leur pays horloger par leur ponctualité, car en 2023, 92,5% des trains ont circulé à l’heure (un retard étant pris en compte à partir de 3 minutes, en France, c’est à partir de 5 minutes). La qualité du service ferroviaire suisse ne laisse pas indifférent sa population, qui parcourt en moyenne 2400km/personne en train chaque année. En 2023, les CFF, la compagnie nationale, ont transporté chaque jour 1,32 million de personnes, sur les 9 millions qui habitent le pays. Un chiffre hallucinant, tout comme l’expérience d’un voyage sur le réseau suisse, qu’il est nécessaire de vivre pour comprendre. Reste que l’essentiel à retenir est ceci : la Suisse a fait le pari du ferroviaire, et il semblerait que ce pari a été gagnant.
Gagnant certes, mais pas gratuit pour autant. Les infrastructures ferroviaires sont de celles qui demandent, au-delà du savoir-faire, une stratégie et des financements sur le long terme. La Suisse, du fait de sa stabilité politique et son attachement pratiquement culturel aux trains, a adopté dans les années 80 un vaste plan visant à inverser la tendance de l’abandon des transports publics au profit de la route : Rail 2000. Comme dit plus haut, le défi a été en grande partie relevé avec, chaque année, des taux de fréquentations records. Mais rien n’est acquis, jamais. Actuellement, si (sans mauvais jeu de mot) les CFF vont de bon train avec, de manière globale, un réseau fiable et une clientèle très satisfaite, on ne peut pas en dire de même de leur finance. Endettée à plus de 9 milliards de Francs, la compagnie ferroviaire helvétique a enchaîné des résultats financiers dans le rouge. Si cette perte de vitesse économique ne remet pas en jeu la survie de l’entreprise, elle la force cependant à se serrer la ceinture pour garder le rythme de développement qui est le sien. Vincent Ducrot, directeur des CFF, admettait envisager la fermeture des petites gares. Si la principale raison avancée a été la nécessité de libérer une partie de la capacité du réseau, on ne peut s’empêcher de croire que l’argent qui manque est, d’une manière ou d’une autre, responsable de ces réflexions, et ce d’autant plus quand on sait que les CFF ont plusieurs fois sollicité des aides fédérales, en vain.
Si le projet d’élargissement des autoroutes n’était pas l’élément qui aurait affaibli durablement les services de transports publics suisses, on ne peut nier qu’il leur aurait fait directement concurrence, tant sur le plan stratégique qu’économique. La construction de ces nouvelles voies aurait encouragé le modèle de la voiture individuelle et porté un message fort : les automobilistes ne seront pas accompagnés dans une quelconque transition d’usage, mais encouragés dans leurs habitudes.
Dans ce contexte, le NON à ce projet d’agrandissement est pour le monde des transports publics un soulagement, si ce n’est un profond encouragement à continuer dans l’excellence qui est la leur.
Malgré tout une question persiste : en considérant tous les arguments techniques amenés ci-dessus, pourquoi donc ce projet insensé dans un département si pragmatique qu’est le DETEC ? Comme souvent, la réponse à l’illogique se trouve plus haut : dans la sphère politique et celles qui l’influencent.
Troisième angle mort : conflits d’intérêts et prisme de lecture dépassé
Il y a de cela quelques semaines, alors que le conservateur à la tête du département fédéral en charge du projet, Albert Rösti (UDC/BE), défendait avec vigueur son projet autoroutier, on apprend qu’un rapport national sur les coûts dits externes des transports suisses, habituellement publié en été, tarde à sortir. Selon la presse, les conclusions du rapport ne sont pas des plus favorables au trafic motorisé et rapidement, l’idée qu’Albert Rösti ait sciemment retardé la sortie de ce rapport, alors sous sa responsabilité indirecte, fait son chemin. Pour les opposants, ce retard n’est pas un hasard et est une énième preuve des conflits d’intérêts qui pèsent sur le conseiller fédéral.
En effet, Albert Rösti a toujours été proche des lobbys automobiles et routiers, notamment SwissOil, Auto-Suisse et Routesuisse, trois lobbys qu’il a directement dirigés en tant que directeur. Ce passé actif dans la promotion des énergies fossiles et de la route n’est pas sans conséquence pour le département qu’il dirige. En effet, le DETEC (Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication) est en première ligne dans la lutte contre le changement climatique et la crise énergétique, car c’est lui qui définit la stratégie énergétique à adopter pour l’ensemble du pays. Bien qu’un conseiller fédéral n’ait pas la mainmise complète sur son département, sa vision, sa lecture de la situation est déterminante.
En ayant fait la promotion d’une Suisse alimentée au fossile pendant des années, Albert Rösti n’a pas seulement défendu ses convictions politiques (que je pense sincères), il a également été rémunéré. Il n’est donc pas étonnant qu’en dépit de toute logique, ne serait-ce qu’économique, monsieur Rösti ait à nouveau prêché la « bonne parole » de la voiture individuelle. Il n’a pas oublié ses anciens collègues, et eux ont tout intérêt à ce qu’il ne les oublie pas.
Au-delà de ces réalités politiques froides dont l’écologie paie les frais (et ce de tout bord, il suffirait de parler du nucléaire…), c’est un prisme de lecture dépassé qui a été porté par le conseiller fédéral Rösti et son projet autoroutier : celui d’un monde où chaque déplacement se fera dans un SUV électrique confortable, où l’indépendance de posséder son propre véhicule permettra, dans une forme crasse d’égoïsme, de ne jamais se limiter dans ces déplacements. Il va de soi que cette lecture de la mobilité n’est pas propre à certaines personnalités politiques, mais qu’elle touche bien évidemment l’ensemble de la société qui, influencée par le même narratif depuis des années, à savoir « quand je serai jeune j’économiserai pour passer mon permis, puis je travaillerai pour acheter ma voiture », est incapable d’imaginer une mobilité courte distance différente qui ne rimerait pas avec « dictature communiste verte ».
En Suisse, cette réalité est d’autant plus criante quand on regarde les chiffres : 1,8 voitures particulières par habitant et le parc automobile le plus lourd d’Europe. À la différence de certains pays, cet état de fait ne peut s’expliquer par la faible densité du pays ou l’absence de transports publics (à quelques exceptions près). Dans ces circonstances, comment faut-il comprendre le refus de ce projet par une population si attachée à ses voitures ?
Un NON écologique ?
S’il est indéniable que l’écologie a eu son poids dans cette votation, on ne peut affirmer qu’elle a été l’élément le plus convaincant. De manière judicieuse, les partisans du projet estiment que cette défaite est le fruit d’un conservatisme latent des Suisses face à tous projets qui nécessitent de gros investissements, et ce d’autant plus dans cette période d’austérité. Une autre explication pertinente à tout cela est de considérer que la campagne des opposants, qui alertait sur une hausse du trafic, a porté ses fruits. De manière général, les votants ont vu avec méfiance le risque d’entrer dans un cycle infernal où plus d’autoroutes amènerait toujours plus de véhicules.
C’est le cas de certaines municipalités directement concernées par le projet, qui y voyaient même un avantage, mais où le OUI ne dépasse 55%. Seulement, mis à part chez les têtes pensantes de l’opposition, très peu de voix ont soulevé le risque de ce modèle de mobilité hautement dopé au fossile et chargé en GES. Il va de soi que cette problématique semble se tenir encore loin de la population suisse ou du moins ne les impacte pas directement. De fait, le NON au projet ne peut être considéré comme une prise de conscience massive et généralisée sur les dangers climatiques ainsi que la dépendance de notre modèle aux énergies fossiles. Premièrement car les sondages annonçaient une victoire des partisans du projet, que 52,7% reste un refus timide et qu’un bon million de personnes ont été séduites par l’idée, et deuxièmement car la majorité des Suisses ne rejettent ni l’idée de fond du projet, ni leur SUV.
Dans ce cas, même les bonnes nouvelles climatiques ne sont finalement que de la poudre de perlimpinpin (en bon français) ? La réponse s’inscrira sur le long terme et dépendra notamment de comment seront utilisés les 5,3 milliards de francs de taxes routières initialement prévus pour le projet. Plusieurs pistes sont actuellement débattues, avec chacune leur vision de la mobilité de demain. Sans surprise, chez les activistes et politiques à tendance écologique qui ont défendu le NON, on attend de cet argent qu’il serve aux transports publics mais aussi à un fonds d’investissement afin de prévenir des catastrophes climatiques, comme celles qui ont ravagés certaines vallées valaisannes et tessinoises l’été dernier. Pour les autres, “On doit rendre cet argent aux automobilistes qui l’ont payé” expliquait le conseiller national UDC André Page, que ce soit avec un autre projet ou une baisse de taxe. La question est donc renvoyée au Parlement et sa réponse définira si oui ou non, le refus de l’agrandissement des autoroutes aura l’impact écologique escompté.
Voir plus large (et je ne parle pas d’autoroutes)
Le projet d’agrandissement des autoroutes suisses est un simple cas d’école, tout comme l’a été l’A69 en France. Si le projet avait été accepté dans les urnes, il va de soi qu’il aurait entraîné des conséquences locales bien précises, mais il ne sera pas pour autant l’élément qui bouleversera de manière irréversible la mobilité et l’écologie helvétique. Dans ces circonstances, y porter intérêt c’est avant tout percevoir les raisons profondes et les dangers de telle ou telle décision, prendre une température globale et non pas par échantillon. Ce type de projet est le reflet de la trajectoire que nous empruntons, de la lecture du monde que nous avons et, dans notre cas, de la place que prend l’écologie dans nos sociétés. Lire avec une pensée lucide nécessite donc d’élargir au maximum le sujet en question et d’en tirer des tendances, des conclusions essentielles pour mieux saisir les enjeux.
Dans le cas de nos autoroutes, il est plus que clair que la thématique de fond est la prolongation ou non d’un modèle de la mobilité condamné à disparaître et que le débat que connaît actuellement la Suisse touchera de plus en plus toutes nos sociétés, confrontées à faire des choix radicaux face à ce mur climatique qui se renforce de jour en jour. Même si pour l’instant, le résultat que nous offre la population helvétique est une bonne nouvelle, se sera sur le long terme que nous pourrons savoir si les Suisses prendront l’autoroute du bon sens ou s’ils rouleront complètement… à contre-sens. Affaire à suivre donc !